À propos des piscines, Francis Naves, 1973
Si l’on considère le plan général où nous nous mouvons, plan supposé plan et sans aspérités appréciables (trébucher résulte de l’amorce sournoise d’une troisième dimension qui n’ose pas dire son nom), deux obstacles considérables peuvent surgir devant nos pas, l’un positif, l’autre négatif. Le mur soudain dressé sur notre chemin appartient à la première catégorie, la piscine en creux à la seconde. Les catégories intermédiaires, plan incliné et escalier, plan horizontal automouvant (type correspondance Châtelet) doivent être provisoirement négligées. Quant au mur, sa frontalité renommée a, depuis Léonard, été reconnue par des myriades de lépidoptères aux antennes frémissantes. Reste la rupture du plan horizontal par soustraction de matière et non plus par addition. On pense aux soustractions naturelles par érosion (cas des cours d’eau), aux soustractions artificielles combinées parfois d’érosion naturelle (fossés), au cas particulièrement ambigu des trottoirs dont on ne sait s’ils sont ajoutés au plan générai ou si c’est au contraire la chaussée qui en est retranchée, ou au problème particulier des déblais-remblais de chemin de fer et d’autoroute. Tout ceci doit être écarté comme manquant autant de franchise que l’Himalaya lui-même ou les grands fonds marins corollaires avec leur hésitation continuelle à choisir leur camp. Qu’il y ait des multitudes d’obliques et une seule horizontale, celle de l’eau, une seule verticale, celle du fil à plomb, est une constatation qui ne doit pas cesser de nous surprendre et pour laquelle nous sommes en droit d’exiger une explication.
Éliminées donc ces déclivités semeuses de doute, il faut se rabattre sur la main du maçon, seul dispensateur (avec certains cristaux naturels) des miraculeux 90°, nombre aussi parfaitement arbitraire et délibérément magique que le 24 des heures, le 21 de la majorité, le 7 de la semaine et du mandat présidentiel, nombre au-delà duquel, en deça duquel il n’y a plus que l’obscure mêlée des angles sans nom, à peine égayée par la tentative démente de créer un angle plat.
Bien sûr, selon ce critère, tous les cours d’eau ne sont pas négligeables puisque le cas du canal présente un intérêt certain. L’inconvénient du canal, c’est sa longueur qui empêche de l’appréhender dans sa totalité : l’une des trois dimensions paraît y être devenue folle, le contraignant à se situer essentiellement hors du champ pour tout observateur non spatial. De plus, ses rives sont souvent dégradées par suite de l’introduction d’une dimension « temps », problème qui doit être étudié à part. Le débouché du canal du Midi dans l’étang de Thau est particulièrement instructif à cet égard.
La piscine a pour elle sa relative jeunesse et il est encore rare d’en trouver qui soient à ce point délaissées et victimes de l’entropie que leurs rives tendent à se rejoindre. Elle a surtout l’avantage décisif de se trouver dans un espace raisonnable où n’intervient pas la rotondité de la terre. Cas particulier du canal, qu’on aurait tronqué pour le rendre plus maniable, elle ne peut évidemment rendre les mêmes services, ce qui ne l’empêche pas d’ouvrir un champ inépuisable aux rêveries du nageur solitaire.
Il y a des piscines en creux et d’autres en relief, moins coûteuses ; par les hivers très rigoureux ces dernières peuvent être retournées comme des flans.
Il y a des piscines ouvertes et des piscines couvertes, avec la triste catégorie intermédiaire des piscines à toit ouvrant comme ce cinéma de la rue d’Odessa dont le toit en été coulissait, laissant apparaître des constellations décevantes, moins féériques qu’au Rex, moins wagnériennes qu’au Palais de la Découverte.
Il y a des piscines chauffées et d’autres qui ne le sont pas, où il faut garder son manteau en hiver.
Il y a des piscines dont l’eau est si biologique qu’il faut écarter les nénuphars avant de plonger : plus une eau recèle de vie, moins elle est propice à l’homme.
Il y a des piscines étymologiques où évoluent des carpes séculaires provenant de Fontainebleau. D’autres abritent des truites, plus vendables mais aussi peu savoureuses. Ne jamais filtrer l’eau des poissons, c’est une recommandation importante, et encore moins la distiller.
Il y a des piscines modernes et même contemporaines, d’autres sont pré-colombiennes, Louis XVI ou Louis XIV seulement (et d’une sobriété classique), d’autres exténuent inutilement des cariatides, d’autres adoptent la forme du cœur ou celle du haricot, d’autres sont rustiques avec poutres apparentes.
Il y a des piscines vides et des piscines pleines. Les piscines vides sont en fait plus dangereuses que les pleines. Plus d’un y est tombé durement, la nuit, par mégarde. En outre, vider la piscine en hiver est une erreur : la pression de la nappe phréatique, toujours aux aguets, a tôt fait de la soulever, de la craqueler, de la rendre inutilisable. Pleine, elle doit être munie de boudins flottants qui absorbent l’expansion de la glace éventuelle. Il est déconseillé d’utiliser à cette fin des fagots de branchage, plus champêtres mais qui attirent la vermine.
Il n’y avait pas de piscine à Versailles puisque le grand canal n’a jamais servi qu’à des naumachies, tandis qu’il y a une piscine chez M. Marcel Dassault qui s’est fait bâtir une copie du petit Trianon.
Il y a des piscines publiques et des piscines privées. Les piscines privées sont dissimulées aux regards par des haies de Taxus Baccatum et de Prunus Pissardii. On peut aussi entrelacer des érables Negundo.
Il y a des piscines qui méritent à peine ce nom, d’autres qui sont olympiques et où le traitement des remous a été particulièrement soigné par des spécialistes de Neyrpic. Il y a des piscines de salon qui sont présentées au Salon de la Piscine. Il y a des piscines bleues, d’autres d’une autre couleur. Le vert, malgré son aquacité, est à écarter, il véhiculerait une connotation d’algues, qui sont la plaie des piscines, la preuve visqueuse d’un échec de la filtration, du détraquement diatoméen. Remarque : une piscine blanche ne sera pas blanche mais légèrement bleutée même si le ciel ne l’est pas. Il y a des piscines d’eau douce et d’autres d’eau de mer, qui posent quelques problèmes de tuyauterie.
Il y a des piscines anti-sismiques en élastomères de silicone.
Il y a des piscines marmoréennes, d’autres revêtues de carreaux 2 x 2 de Villeroy et Bosch, d’autres modestement enduites d’une peinture hydrofuge très résistante mais qu’il faut quand même refaire au bout de trois ans, ce qui coûte finalement aussi cher que le carrelage : c’est une économie qui n’en est pas une.
In revue Opus International, avril 1973, n°43, pp. 46 – 49. Photographies D.R.